L’HISTOIRE D’UN EXILE, racontée par un ami sibérien

Il y a de nombreuses années de cela, dans la Russie tsariste, les exilés, politiques ou autres, étaient bannis et envoyés en Sibérie, une région désertique très froide et désolée, mais où l’on pouvait quand même survivre. 

Quand Timothée arriva dans notre village, on vit tout de suite que c’était un jeune homme bien élevé et on se demanda pourquoi il avait atterri ici, mais on ne posait jamais de questions qui pourraient être embarrassantes.

Tout ce qu’on avait compris, c’est que Timothée était un orphelin, qu’il avait été élevé par son oncle, qui était son tuteur. A l’âge de 17 ans, Timothée se rendit compte que son oncle avait dilapidé la quasi-totalité de son héritage. Cela le mit dans une colère telle qu’au cours d’une dispute, il saisit son fusil et tira. Heureusement, il ne le blessa qu’à la main, mais le juge l’exila en Sibérie, dans mon petit village.

Bien qu’il ait perdu les 9/10 de son héritage, il lui restait quand même de quoi vivre confortablement et il se bâtit une petite maison, près de la nôtre. Mais l’injustice qu’il avait subie l’affectait très profondément et sa colère l’empêchait de vivre normalement. Pendant longtemps, il vécut en reclus, refusant tout contact avec ses voisins et restant enfermé dans sa maison.

Finalement, un jour, il m’invita à lui rendre visite. Là, je me rendis compte qu’il lisait beaucoup de livres sérieux, surtout sur la religion. Nous nous sommes liés d’amitié et nous discutions livres, religion et foi en Dieu ensemble.

Mes parents et moi étions sincèrement désolés de ce qui lui était arrivé, mais nous évitions de lui parler de son oncle car il devenait blême immédiatement et nous craignions qu’il ne s’évanouisse. A part ce problème, Timothée avait un bon caractère et un esprit droit.

Puis il tomba amoureux de ma sœur et l’épousa, et son extrême amertume disparut. Il créa une petite entreprise, prospéra, construit une grande maison pour sa famille, et eut bientôt de beaux enfants. Que pouvait-il vouloir de plus ? Il semblait que tous les problèmes de son passé étaient oubliés.

Un jour,  je lui demandai : « Timothée, es-tu pleinement heureux maintenant, avec tout ce que Dieu t’a donné ? Est-ce que tu t’es remis de tout ce que tu as perdu dans ta jeunesse ? » Il pâlit et répondit : « Peu importe si c’est arrivé il y a longtemps, j’y pense toujours. »

Ça m’a rendu triste parce que je me suis rendu compte que même s’il connaissait la Bible et qu’il pouvait parler avec éloquence de religion, il continuait à nourrir sa mémoire de l’injustice. La Parole de Dieu ne lui était certainement d’aucune utilité, car son cœur était toujours rempli de colère et d’amertume, et il n’était pas soumis à Dieu.

« Il ne s’agit pas seulement de mon héritage, me dit-il. Mon oncle a causé tant de peine et de souffrance à mes parents, que ma mère en est morte. Il a calomnié mon père et il a raconté tant de mensonges à mon sujet qu’il m’a empêché d’épouser la jeune fille que j’aimais, parce que lui, un homme âgé, voulait l’épouser. Est-ce qu’on peut oublier de telles blessures ? Jamais je ne lui pardonnerai, jamais !! »

Je lui rappelai alors que dans le Nouveau Testament, il n’est question que d’amour et de pardon, que notre Seigneur Lui-même avait pardonné à ceux qui L’avaient tant maltraité pendant ses dernières heures sur terre et qui L’avaient crucifié. Mais il répondit : « Arrête de parler de pardon, je n’y arriverai pas. »

Timothée avait vécu en Sibérie pendant 16 ans, il avait maintenant 37 ans, il avait une gentille femme et trois beaux enfants, et sa vie était agréable. Un matin, alors qu’il lisait un passage du Nouveau Testament dans son jardin, son cœur se remplit d’amour pour Dieu et il Lui dit : « Oh Seigneur, si Tu venais à moi, je Te donnerais tout ce que j’ai et tout ce que je suis ! » Soudain, une brise souffla sur les roses et il crut entendre les paroles « Je viendrai. » Timothée me raconta l’événement plus tard dans la journée et me dit : « Je sais ce que je vais faire : je vais Lui réserver à chaque repas une place à ma table ! » Ca ne me paraissait pas une si bonne approche de la situation, mais je lui dis : « Fais ce qui te semble juste. »

A partir de ce jour, sa femme mit toujours le couvert pour un Invité d’honneur, à la tête de la table, avec un fauteuil spécial. Jour après jour, Timothée attendit le Seigneur. Les semaines passèrent, mais rien n’arriva. Parfois, il devenait très impatient, et parfois il doutait que le Seigneur viendrait.

Six mois passèrent et Noël approcha. L’hiver était très rude. La veille de Noël, Timothée m’annonça avec enthousiasme : « Mon cher frère, je m’attends à voir le Seigneur demain ! » « Et pourquoi en es-tu si certain ? » « Eh bien, ce matin, pendant mon temps de prière, j’ai ressenti une profonde émotion dans mon âme et il m’a semblé entendre clairement les mots : ‘Oui, je viens bientôt.’ Demain, c’est Sa fête. Il ne peut pas y avoir de meilleur jour pour Sa visite. Je tiens à ce que tu sois là, avec toute ta famille, car je suis un peu nerveux et je suis très ému. »

« Timothée, lui dis-je, comme tu attends un tel Invité Royal, tu ne crois pas que tu devrais non seulement inviter ta famille, mais aussi le genre de personnes qu’Il aimerait voir chez toi ? » Timothée sourit et répondit : « Je vois ce que tu veux dire. Je vais envoyer mes serviteurs dans tout le village pour y chercher tous les exilés qui s’y trouvent et qui sont loin de chez eux, et aussi tous les pauvres. Je suis persuadé que le Seigneur sera heureux de les voir quand Il viendra. »

Alors, le jour de Noël, nous nous rendîmes tous chez Timothée pour un repas d’après-midi. Plusieurs pièces étaient remplies de gens, des hommes et des femmes de tous âges et de différentes régions : des Russes, des Polonais, et même des Estoniens. Timothée avait invité tous les exilés. Les longues tables étaient magnifiquement décorées et recouvertes de toutes sortes de plats délicieux. Bientôt, la nuit commença à tomber, car les journées sont courtes en cette période de l’année. En même temps, une tempête de neige se déclara et le vent soufflait tout autour de la maison. C’était une terrible tempête.

Un seul Invité manquait—Celui qu’ils attendaient et dont la place d’honneur était vacante. On alluma les chandelles et les invités s’installèrent autour de la table. Dehors, il ne faisait pas encore nuit, et  l’intérieur de la maison était plongé dans une semi-obscurité, à la lueur des chandelles. Timothée était très agité, il allait et venait d’une pièce à l’autre, il ne pouvait rester tranquille. Il s’approcha de moi : « Et si, après tout, l’Invité ne venait pas ? Et si j’avais mal compris le message ? De toute façon, il nous faut commencer le repas. Remercions le Seigneur et commençons à manger. »

Il se leva et  pria, puis il ajouta : « Le Christ est né aujourd’hui. Offrons-Lui nos louanges. Le Christ est descendu du Ciel, réjouissons-nous car le Très-Haut nous a visités et Il est maintenant au milieu de nous. »

A peine avait-il prononcé ces paroles qu’une très forte bourrasque secoua la maison, suivie par un grand bruit, comme si quelque chose était tombé contre la porte. Soudain, la porte s’ouvrit toute seule ! Les invités eurent si peur qu’ils quittèrent les tables et se réfugièrent tous ensemble dans un coin. Certains tombèrent à terre, d’autres restèrent figés en regardant la porte.

Sur le seuil apparut un très vieil homme, habillé de haillons ; il était si faible qu’il pouvait à peine tenir debout. Il s’appuya sur la chaise la plus proche de lui, mais derrière lui jaillit une lumière merveilleuse, et un parfum délicat sembla pénétrer l’atmosphère. Certains pensèrent voir une petite lampe, qui brûlait dans le vent sans  défaillir.

Alors que Timothée dévisageait l’étrange personnage, il s’écria : « Seigneur ! Je vois qui est venu et je le reçois en Ton nom. Ne viens pas en personne, car je ne suis pas digne que tu viennes sous mon toit. » Il s’agenouilla et se prosterna vers le sol.

En se relevant, Timothée regarda intensément le vieil homme. Le rayonnement  et le doux parfum avaient disparu, il ne restait que le vieil homme. Timothée se dirigea vers lui, le prit par les mains et le conduit à la place d’honneur. Il savait qui il était : son vieil oncle qui lui avait fait tant de mal !

Tous les invités regagnèrent leurs places et le vieil homme raconta à Timothée que sa vie était détruite, qu’il avait perdu sa famille et tous ses biens. Pendant longtemps, il avait erré dans les forêts et les plaines de Sibérie, pour retrouver son neveu, car il voulait lui demander pardon. Il désirait ardemment ce moment, bien qu’il redoutât la colère de Timothée.

Il s’était perdu dans la tempête de neige et il faisait si froid qu’il avait craint de mourir cette nuit-là. « Soudain, dit-il, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit : ‘Va dans cette maison, là-bas, là où tu vois les lumières, et tu trouveras chaleur et nourriture.’ Cet homme m’a pris par la main et m’a conduit jusqu’ici. Je ne sais pas comment, mais j’ai atteint la porte. »

« Mon oncle, je sais qui t’a conduit ici. C’est le Seigneur qui t’a guidé, alors tu es le bienvenu à la place d’honneur de la fête. Il voulait que je te pardonne et je le fais. Mange et bois en Son nom, et je t’invite à rester chez moi aussi longtemps que tu voudras, jusqu’à la fin de ta vie. »

Alors le vieil homme resta chez Timothée, et sur son lit de mort, il bénit son neveu. Et Timothée avait le cœur en paix, car il avait appris à obéir aux paroles du Seigneur : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous maltraitent… »

Nikolaï Lesskov

Et vous, est-ce que vous pardonnez ? « Car si vous pardonnez aux hommes leurs péchés, alors votre Père Céleste vous pardonnera aussi les vôtres. » —Matthieu 6 :14